En Azerbaïdjan, une mine d'or accusée de pollution dans l'opacité
Six journalistes du site d’investigation indépendant azerbaïdjanais Abzas Media ont été arrêtés depuis novembre 2023 à Bakou. Ils avaient au préalable transmis des éléments de leurs enquêtes au collectif Forbidden Stories, qui a repris leur travail en collaboration avec 14 médias européens, dont France 24 et RFI, au sein du projet “The Baku Connection”. Focus sur les tensions autour d’une mine dans l’ouest du pays, dont l’or termine dans les produits des grandes marques hi-tech.
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À voir la véhémence avec laquelle ils s’opposent aux forces de l’ordre déployées pour les empêcher de manifester, on ressent leur colère sourde. Le 20 juin 2023, des habitants du village de Söyüdlü, dans l’ouest de l’Azerbaïdjan, ont manifesté pour refuser la construction d’une deuxième digue à stériles, un lac stockant les déchets de la mine d’or qui opère depuis 2012 dans la zone, exploitée par une société britannique, Anglo Asian Mining. Ils estiment que le premier lac, proche de la saturation, a entrainé une pollution des sols et des eaux des rivières, et que les vapeurs qui s’en échappent sont à l’origine notamment d’une hausse des maladies respiratoires.
Ce premier lac artificiel, d’une capacité de six millions de mètres cubes, se trouve à quelques centaines de mètres de Söyüdlü. Pour séparer l’or de la roche, Anglo Asian Mining utilise du cyanure, et déverse les boues générées par le processus et qui contiennent des produits toxiques (cyanure, arsenic notamment) dans le lac. Tout est fait dans des proportions qui ne menacent pas l'environnement et la santé des habitants, assure l’entreprise.
Ce n’est pas le ressenti des habitants. Mais leur mobilisation en juin dernier a tourné court. Des images montrent des policiers en tenue anti-émeute asperger du gaz lacrymogène en plein visage des manifestants, notamment des femmes âgées, ou recourir aux balles en caoutchouc pour disperser le mouvement.
@osman.bostancili 20 iyun 2023-cü il. Gədəbəy rayonu,Söyüdlü kəndi. Kənd sakinləri və polis arasında qarşıdurma. #gədəbəy #rayon #söyüdlü #kənd #polis #qarşıdurma #osmanxaçmazlı #osmanbostançılı #fyp #kəşfetdə #tiktok ♬ orijinal ses - Osman Xaçmazlı
“La police a mis en place des barrages et ils n’ont plus autorisé les journalistes qui n'étaient pas sous le contrôle du gouvernement”
Interrogé par notre consortium, le journaliste indépendant Elmaddin Shamilzade raconte :
Il y avait environ 300 policiers. C'était beaucoup trop. Le responsable exécutif local est venu pour discuter avec les gens. Puis il a voulu les emmener dans une sorte de bâtiment gouvernemental. Il voulait avoir une conversation sans journalistes et sans activistes. Les villageois ont refusé, et ils ont obtenu que les médias suivent les discussions.
Le lendemain, la police a mis en place des barrages et ils n’ont plus autorisé les journalistes qui n'étaient pas sous le contrôle du gouvernement. Ils ne les ont pas laissés aller dans le village. Ils contrôlaient les passeports, même ceux des villageois.
Elmaddin Shamilzade a depuis quitté le pays. Car à son retour à Bakou, il est arrêté pour avoir publié sur Facebook une photo de deux policiers présents à Söyüdlü. Il raconte avoir été frappé, torturé et… menacé de viol, ce qui le décidera à donner son mot de passe à la police pour qu’elle efface sa publication.
Au moins quatre journalistes ont été interpellés le 22 juin pour avoir couvert ou relayé ces manifestations. Trois l’ont été sur place, dont, déjà, Nargiz Absalamova, d’Abzas Media. Elle accuse les policiers qui les ont arrêtés de violences envers elle et ses confrères. Selon la police, les trois personnes interpellées ne portaient “aucun signe distinctif” permettant de les identifier comme journalistes. Un autre sera interpellé à Bakou le 23 juin : c’est le directeur d’Abzas Media, Ülvi Hasanli, pour avoir diffusé les photos des deux policiers accusés par les journalistes de les avoir arrêtés. Il sera relâché après quatre heures.
Des prélèvements sur le site et des questions
Dans une vidéo filmée par Abzas Media à Söyüdlü, on voit le responsable du district de Gadabay, Orkhan Mursalov, arguer devant les manifestants : "Le lac est là depuis plus de 11 ans. Y a-t-il eu des plaintes contre le lac au cours de ces années ? Non ! Pourquoi les habitants ont-ils conclu en un jour que le lac mettait leur vie en danger ? Il est probable que les gens soient mal informés et désinformés. Qui les désinforme ? Malheureusement, les réseaux sociaux", fait-il valoir.
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Après que les médias d’Etat azerbaïdjanais ont accusé tour à tour l’Occident puis la Russie d’avoir organisé les manifestations, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, au pouvoir depuis 2003, a finalement réagi aux évènements le 11 juillet. Selon lui, les manifestations étaient dues à des “provocateurs”, dont “certains se cachent en Azerbaïdjan, d'autres à l'étranger”. Il a cependant défendu le droit des habitants à manifester, une façon de soigner son image auprès de son peuple, grince un activiste. Et a choisi de faire porter la responsabilité de la situation au ministre de l’Ecologie, qu’il a qualifié de “négligeant”. “Résultat, un investisseur étranger empoisonne notre nature” a ajouté Aliyev. L’Etat azerbaïdjanais avait pourtant bien accordé le droit d’exploitation à Anglo Asian Mining, dont le PDG et principal actionnaire, l’irano-américain Reza Vaziri, est présenté comme un ami personnel du chef de l’État. Et surtout, partage les bénéfices de l’exploitation de la mine avec la société, en vertu d’un accord conclu entre les autorités et l’entreprise.
Les autorités azerbaïdjanaises ont finalement ordonné à la mi-juillet que des analyses soient menées sur le site, et l’activité de la mine suspendue le temps de l’enquête.
Le 28 septembre 2023, Anglo Asian Mining annonçait les résultats par communiqué. Elle assure que selon les analyses menées par le laboratoire britannique Micon, et le laboratoire azerbaïdjanais Iqlim, il n’y a pas lieu de s’inquiéter d’une pollution du site. “Les niveaux de radiation à Gedabek sont alignés sur les conditions naturelles de la région” dit-elle. Elle déclare également qu”aucun problème de qualité de l'air n'a été identifié” et qu’”aucun échantillon de sol ne contenait de cyanure au-delà des limites de détection analytique (<0,06 milligramme par kilogramme)”. Mais elle ne publie ni le détail ni la méthodologie de l’enquête, pas plus que les laboratoires impliqués. Ni l’entreprise ni les laboratoires n’ont donné suite à nos demandes pour accéder au rapport.
Le 7 novembre 2023, la société annonçait avoir signé un “plan d’action” avec le gouvernement azerbaïdjanais pour relancer ses opérations, lequel prévoit “d’améliorer la surveillance environnementale du site” ou la mise en place d’un “service de relations avec les communautés locales”, sans qu’il ne soit précisé comment elle procèdera. Enfin, elle annonce avoir abandonné le projet de deuxième lac, et opte pour faire surélever le barrage du premier, pour pouvoir continuer à y stocker les résidus.
Nous avons sollicité Anglo Asian Mining sur plusieurs points, notamment pour connaître les résultats détaillés des analyses ou le détail de ce projet d’élévation du barrage. L’entreprise s’est contenté de nous renvoyer à ses communiqués, ajoutant un verbatim de son PDG, Reza Vaziri, que nous reproduisons ici.
“Cette eau toxique s'infiltre à travers les roches”
Sans données précises, comment évaluer le risque de pollution ? Un membre de l’ONG azerbaïdjanaise EcoFront avait effectué des prélèvements d’eau et au sol autour du lac en parallèle des manifestations de juin, mais il a été arrêté et ses échantillons confisqués. L’ONG reste convaincue que le lac est une source de pollution car ses eaux infiltrent les sols. Un de ses responsables, Javid Gara, détaille :
Ces dernières années, le lac a été agrandi. Ce n’est pas de l'ingénierie structurelle : ce sont des camions qui creusent le sol pour l'agrandir. Et en creusant, ils provoquent plus de vibrations, plus de fissures et plus de fuites. Cette eau toxique s'infiltre à travers les roches et va jusqu'à la rivière et aux sources en contrebas du réservoir. Le village de Soyüdlü est au-dessus du réservoir et donc pas directement concerné mais ce village a une vie agricole. Les habitants emmènent leur bétail, des vaches ou des moutons, en contrebas du réservoir mais ils n'utilisent jamais l'eau en aval de ce réservoir. C'est parce qu'ils pensent qu'elle est contaminée.
Poussières, effluves, infiltration dans les sols
Deux géologues joints par notre consortium confirment ces inquiétudes, notant que le lac a été creusé directement dans la roche : “on voit sur les images satellite que l’entreprise a creusé à l’intérieur du fond de vallon. Cela fait qu’on met en contact plus facilement les résidus stockés dans le lac avec les couches en profondeur du sol, et donc ça augmente les chances de perturber les écoulements souterrains et en surface” avec des infiltrations de l’eau du lac, analysent-ils.
Des images prises par Ecofront montrent qu’en contrebas du barrage retenant le lac, un petit complexe a été installé pour recueillir les fuites. Rien de surprenant pour les géologues : “entre l'ouvrage de retenue et la topographie naturelle, vous avez des hétérogénéités, il y a forcément des fuites”. Selon Anglo Asian Mining, un bassin de roseaux doit filtrer les eaux potentiellement polluées avant de les relâcher dans la rivière.
En l’absence de données, les géologues ne peuvent se prononcer sur son efficacité, mais la questionnent : “Un roseau ne va pas récupérer tout, mais va absorber une partie des éléments. Cet ouvrage présume au mieux d'une diminution de la concentration en métaux des eaux, mais ça ne présume pas nécessairement d'une diminution drastique telle qui mériterait de rejeter les eaux dans la rivière”. EcoFront de son côté en est convaincu, ce complexe ne filtre pas suffisamment les eaux du lac, et pollue directement la rivière.
Les habitants se plaignent aussi des odeurs dégagées par le lac, rapporte Javid Gara.
Lorsqu'il fait chaud, tout ce liquide commence à s'évaporer. Cette vapeur pendant les chaudes journées d'été, c'est tout simplement insupportable. Des humains ne devraient pas vivre dans ces conditions. Ce genre de réservoir ne devrait pas se trouver à proximité d'une zone résidentielle.
Dans les vidéos tournées par Abzas Media et d’autres médias indépendants en juin, des habitants se plaignent de maladies respiratoires. D’autres font état de cas de cancer en hausse depuis la construction du lac. Mais la répression des manifestations a fait son œuvre : aucun habitant de Söyüdlü n’a osé témoigner auprès de notre consortium, et nous n’avons pas été en mesure d’obtenir de rapports médicaux.
De même dans la ville voisine de Gadabay, laquelle est littéralement collée au site minier. Mais là un simple coup d’œil sur la carte fait l'unanimité auprès de géologues et toxicologues que nous avons consultés : la proximité immédiate de la ville avec la mine expose assurément les habitants au moins aux poussières, transportées par le vent ou les eaux de pluie.
Des raffineries suisses aux téléphones portables
Où finit l’or de Gedabek ? Selon le rapport d’activité 2022 d’Anglo Asian Mining, deux raffineries suisses se fournissent auprès de l’entreprise. Contactée, Argor-Heraeus affirme avoir mis fin à sa relation : “Dans le cadre de notre processus de mise à jour Know Your Customer (“Connaissez votre client”) démarré en 2022, Anglo Asian Mining n’a pas fourni toutes les informations requises” explique la raffinerie, qui déclare avoir “bloqué l’entreprise en mai 2023”, avant donc la répression des manifestations.
L'autre client, c’est la raffinerie MKS Pamp. Laquelle nous a pour sa part assuré qu’elle « continuerait à collaborer avec d’Anglo Asian Mining » en se référant aux analyses faites pendant l’été de 2023. Parmi les clients de cette raffinerie on retrouve les grandes marques de la hi-tech : Apple, Samsung, Tesla, HP… aucune n’a donné suite à nos questions. Microsoft est la seule grande marque à nous avoir répondu, affirmant qu’elle “exige de ses fournisseurs (...) qu'ils respectent toutes les lois et réglementations applicables en matière de travail, d'éthique, de santé et de sécurité au travail et de protection de l'environnement”, sans se prononcer sur ses achats d’or auprès de cette raffinerie.
“On ne demande pas aux raffineries de faire des analyses scientifiques de la qualité de l'eau, de la pollution de l'air auprès des mines"
Pour l’analyste Marc Ummel, responsable du secteur matière premières de l’ONG Swissaid, les raffineries suisses n’ont guère d’obligation de transparence.
Le problème du devoir de diligence des raffineries, c'est qu'il repose encore beaucoup trop souvent sur la simple demande de documents auprès de leurs fournisseurs ou des groupes miniers, mais pas de véritable contrôle ou d'inspection sur les sites minier
Elles font des contrôles sur place et elles ne se rendent souvent pas compte du problème car elles ne discutent pas avec les communautés locales qui souffrent des effets négatifs de cette mine. Les exigences envers les raffineries sont au final assez basiques. On ne leur demande pas de faire des analyses scientifiques de la qualité de l'eau, de la pollution de l'air auprès des mines où elles s'approvisionnent, on leur demande simplement de faire des contrôles pour identifier les risques, les prévenir et atténuer leur impact négatif.
Lorsqu’un gouvernement ferme une mine à cause de problèmes de pollution ou de violations des droits humains, c’est que la situation est extrêmement préoccupante. Un État en lui-même n’a aucun intérêt à suspendre les activités d’une mine car il va généralement perdre des revenus.
Pour avoir voulu enquêter sur le site de Gedabek, mais aussi pour s’être intéressés à la corruption ou à la torture à laquelle recourt le régime azerbaïdjanais, les six journalistes d’Abzas Media risquent jusqu’à huit ans de prison, le motif officiel de leur détention étant “le trafic de devises étrangères”.
Avec sa production d’environ 1 200 kilos d’or par an, la mine de Gedabek reste une exploitation relativement modeste en comparaison d’autres mines d’or dans le monde. Mais dans cette région reculée d’Azerbaïdjan, elle avait suscité l’espoir. Si elle a fourni de l’emploi aux habitants, douze ans plus tard, l’espoir a fait place à la peur et au soupçon, nourris par la répression violente d’une centaine de manifestants et une enquête sur la pollution du site pour le moins opaque. Le site est désormais quadrillé par les forces de l’ordre, inaccessibles aux journalistes ou aux activistes. S’il n’est pas possible d’affirmer la réalité de la pollution, l’affaire semble pour le moins mettre mal à l’aise les autorités azerbaïdjanaises, et pose question dans un pays qui assure faire de l'environnement une priorité, et accueillera la COP 29 en décembre 2024.
Article écrit en collaboration avec Léa Perruchon, Leyla Mustafayeva, Lamiya Adilgizi, Sofía Alvarez Jurado (Forbidden Stories), Virginie Pironon (Radio France) et François Rüchti (RTS).