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REPORTAGE

Les intellectuels tunisiens redoutent un "nouvel ordre moral" version Ennahda

, envoyés spéciaux à Tunis – La volonté du parti islamiste Ennahda, qui dirige la coalition au pouvoir en Tunisie, de pénaliser l'atteinte au sacré suscite la crainte d'un retour de la censure dans les médias et le monde des arts. Reportage.

Imed Bensaied/France 24
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Vendredi 21 septembre. En ce jour de prêche hebdomadaire, le centre de Tunis est placé sous haute sécurité. Quelques jours après la publication de caricatures de Mahomet dans le journal satirique français "Charlie Hebdo", le gouvernement a interdit toute manifestation dans la capitale tunisienne. D'ailleurs, tout est fait pour tuer dans l'oeuf une quelconque tentative de rassemblement.

Hélicoptères survolant la ville, véhicules blindés postés aux carrefours fréquentés, soudards cagoulés des Forces d'intervention rapide rabrouant le passant trop curieux... De la mosquée al-Fath, connue pour ses prêches radicaux, à l'ambassade de France, sise sur la prestigieuse avenue Bourguiba, un important dispositif policier a été mis en place afin d'empêcher les salafistes de réitérer le coup de force du 14 septembre qui a écorné l'image d'une Tunisie longtemps restée paisible en cette période trouble de transition. Ce jour-là, l'ambassade des États-Unis avait été prise d'assaut par des dizaines de fondamentalistes protestant contre "L'Innocence des musulmans", une vidéo américaine dénigrant l'islam. Quatre personnes avaient trouvé la mort durant les échauffourées.

Echaudés par cet épisode, les islamistes d'Ennahda, à la tête de la coalition au pouvoir, s'emploient de nouveau à promouvoir ce qui constitue à leurs yeux la meilleure parade à ce type de débordement : la pénalisation de l'atteinte au sacré. "En Tunisie, il existe un réflexe de Pavlov dès qu'on touche à l'islam. Et des jeunes un peu fragiles, dont les connaissances religieuses sont superficielles, peuvent tomber dans les pièges de la provocation", justifie le vice-président du parti, Abdelhamid Jlassi, avant d'interroger par un tour rhétorique : "Est-ce que ce film a encouragé les adeptes du dialogue ou bien les adeptes de la confrontation ? Est-ce qu'en Tunisie, on veut une coexistence entre les groupes basée sur l'entente ou veut-on aller au clash ?".

C'est donc soucieux de préserver "l'entente" et "le dialogue" en Tunisie qu'Ennahda avait, dès le 1er août, déposé un projet de loi destiné à punir d'une peine de prison (pouvant aller jusqu'à deux ans de réclusion) toute personne coupable "d'injure, de profanation, de dérision et de représentation d'Allah et de Mahomet". Il n'en fallait pas plus pour mobiliser les intellectuels qui voient dans ce texte un raidissement du parti au pouvoir sur les questions religieuses. "Depuis le départ de Zine el-Abidine Ben Ali, l'interdiction de parler de politique est tombée, mais maintenant c'est l'interdiction de parler de religion qui se met en place, observe Monia Ben Hamadi, journaliste au site d'information francophone Businessnews. Faut-il craindre pour autant l'avènement d'un "nouvel ordre moral" susceptible d'entamer les libertés d'expression et de création acquises depuis la révolution ?

Haro sur l'oeuvre... et son artiste

Dans les couloirs d'El Teatro, situé au coeur de Tunis, l'insouciance qui se lit sur les visages des comédiens en pleine répétition et des jeunes photographes en apprentissage tranche avec l'inquiétude qui gagne chaque jour un peu plus les acteurs de la culture tunisienne. Au premier rang desquels Zeyneb Farhat, maîtresse de ce mythique lieu de spectacle qui, 23 ans durant, a su rester, au prix d'intenses et laborieuses négociations avec le pouvoir, un îlot de résistance et de liberté au milieu de l'État benaliste.

Zeyneb Farhat, à la tête d'El Teatro depuis 24 ans.
Zeyneb Farhat, à la tête d'El Teatro depuis 24 ans.

Verbe haut et cigarette à la bouche, celle qui fut, dans une autre vie, journaliste pour NBC n'a pas de mots assez durs pour qualifier le parti aujourd'hui au pouvoir. "Le projet sociétal proposé par Ennahda est en soi une insulte à la liberté d'expression car il ne porte pas une lecture dynamique, ouverte, spirituelle du Coran, vitupère-t-elle. Les islamistes sont de plus en plus débordés par leur base radicale et ont commencé à sévir en lâchant leur horde salafiste, qui leur sert d'arrière-base, pour commencer à attenter à la liberté d'expression. Aussi bien au niveau de l'oeuvre, qu'au niveau de l'artiste.”

Zeyneb Farhat en veut pour exemple la violente agression physique perpétrée par des "barbus" à l'encontre du poète Mohamed Sghaier Ouled Ahmed. Ou les incessantes menaces de mort dont a été victime l'humoriste Lotfi Abdelli qui, face à la pression, a été contraint d'annuler son one-man-show “100% Hallal”, jugé contraire à l'islam, le 14 août, à Menzel, dans le nord de la Tunisie.

Quelques semaines plus tôt, au mois de juin, les salafistes avaient mené une retentissante mise à sac de l'exposition “Printemps des arts” au palais Abdellia de La Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Au lendemain de ces violences, qui avaient obligé les autorités à décréter un couvre-feu, le ministère de la Culture avait émis son intention de porter plainte... contre les organisateurs de la manifestation culturelle.

Punching-balls et corporatisme

Dans son atelier de La Marsa, à quelques encablures de la galerie où son travail a subi les foudres salafistes, la photographe Faten Gaddes raconte : "Ils ont pris mon oeuvre, l'ont passée par-dessus la clôture du palais et l'ont brûlée sur la place publique. Cette pièce n'était pourtant que le reflet d'un ressenti personnel, une réflexion sur l'identité de la femme tunisienne". Achetée en 2011 par l'Etat, alors libéré de Ben Ali, l'installation en forme de ring de Faten Gaddes a suscité la fureur des islamistes fondamentalistes, offusqués par les inscriptions "je suis chrétienne, je suis tunisienne, je suis juive" portées sur des punching-balls représentant des femmes aux cheveux recouverts. "Ils y ont vu une incitation à frapper les femmes voilées", souffle l'artiste.

L'artiste-photographe Faten Gaddes dans son atelier de La Marsa. En juin, des salafistes ont saccagé son installation appelée "Punching-ball".
L'artiste-photographe Faten Gaddes dans son atelier de La Marsa. En juin, des salafistes ont saccagé son installation appelée "Punching-ball".

Pas question pour autant de céder aux démonstrations de force des "fous d'Allah". Faten Gaddes travaille actuellement sur une série de photos représentant des femmes en habit traditionnel tunisien ainsi qu'en niqab. "Je ne me suis jamais autant sentie de courage. Je nourris une grande stimulation et une envie de faire des choses. Mais sans forcément tomber dans la provocation."

De son installation incendiée ne restent que les gants de boxe qu'elle a accrochés aux cimaises de son atelier. Comme un symbole du nouveau combat dans lequel elle se trouve aujourd'hui engagée. "On se retrouve à faire de la politique malgré nous, constate-t-elle. Avant, nous n'étions pas politisés et parlions de Ben Ali en chuchotant. Aujourd'hui, la parole est libérée, cela n'a pas de prix. On ne peut plus faire marche arrière. Il faut donc apprendre à être solidaires".

Faire preuve de "corporatisme" donc, comme ce fut le cas pour l'interpellation de Nadia Jelassi, enseignante aux Beaux-Arts de Tunis, accusée de "trouble à l'ordre public" pour une oeuvre évoquant une scène de lapidation. Interrogée sur ses "intentions" par un juge d'instruction, la plasticienne a bénéficié, sur la Toile, d'une campagne de soutien lancée de manière spontanée par de nombreux artistes tunisiens inquiets du sort réservé à la création. "Comment peut-on juger l'intention d'un artiste ? s'indigne Monia Ben Hamadi. Le problème en soi ce ne sont pas les violences salafistes mais les violences d'Etat. Il est inquiétant d'observer un pouvoir qui justifie ces attaques en accusant les uns et les autres d'avoir porté atteinte au sacré ou à la morale."

De "mécréants" à "contre-révolutionnaires"

Aujourd'hui délestée du poids de l'Etat-policier instauré par Ben Ali, la société tunisienne se découvre de nouveaux démons. Et des dissensions qui couvaient en son sein. Après deux décennies de brimades subies durant la dictature, une frange revancharde issue des rangs islamistes laisse aujourd'hui éclater au grand jour sa volonté d'imposer leur vue. "En l'espace de 10 mois, jamais la Tunisie n'avait été aussi divisée, s'inquiète Zeyneb Farhat. Aujourd'hui, tu es mécréant ou tu n'es pas mécréant. Ça ne s'était jamais passé comme cela ici !"

Un antagonisme religieux qu'Ennahda balaie d'un revers de main vers le champ politique. "Le problème en Tunisie n'est pas un problème entre croyants et non-croyants, entre islamistes et non-islamistes, mais plutôt entre ceux qui sont imbibés des valeurs de la révolution et ceux qui sont contre", affirme Abdelhamid Jlassi.

Dans le viseur du parti islamiste : les médias tunisiens qu'un député nahdaoui n'a pas hésité à qualifier de "forces contre-révolutionnaires". A l'instar du monde des arts et des lettres, celui de l'information paie, lui aussi, le prix des atermoiements du pouvoir en place. Au lendemain de la large victoire d'Ennahda à l'élection de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011, le gouvernement, tout juste formé, décide de suspendre les travaux portant sur le code de la presse et l'instauration d'un Conseil supérieur de l'audiovisuel.

En s'abstenant de doter le pays d'un mécanisme de régulation des médias publics, le parti au pouvoir prête ainsi le flanc aux soupçons de mise sous tutelle de l'information. "Ils font comme avant, comme s'ils oubliaient qu'un séisme politique et social a eu lieu dans ce pays et que les gens ont rejeté l'ancien système", affirme Riadh Ferjani, sociologue des médias, professeur à l'université de La Manouba, à Tunis.

Il faut dire que les faits ne plaident pas en faveur des islamistes d'Ennahda. Accusé d'avoir placé, sans concertation, ses hommes à la tête de l'agence Tunis Afrique Presse (TAP) et de l'Etablissement de la télévision nationale (ETN), le parti essuie aujourd'hui la fronde de salariés du journal "Dar Assabah", qui refusent, dans leur quasi-totalité, la nomination à sa tête d'un ancien sbire benaliste passé du côté d'Ennahda.

Vil dessein ou incompétence ?

Tout aussi préoccupant pour les défenseurs de la liberté d'expression : les actions en justice menées contre des chaînes ou des titres de presse un peu trop turbulents. En mars 2012, le directeur du journal Attounissia, qui avait publié en une la photo d'un joueur de football et de son épouse à moitié dénudée, a écopé d'une amende de 1 000 dinars (500 euros) pour "atteinte aux bonnes moeurs". C'est sous ce même motif que le patron de la chaîne Nessma TV fut condamné en mai à payer 2 400 dinars pour la diffusion du film d'animation “Persepolis”.

"Quelles sont les priorités d'Ennahda ? La défense des principes de la liberté d'expression ou ceux de la morale et de la religion ? s'interroge le journaliste et écrivain Samy Ghorbal, auteur de l'ouvrage "Orphelins de Bourguiba et héritiers du prophète" (éd. Cérès). Nous sommes encore loin d'une théocratie, mais à partir du moment où un État se pose en gardien de la moralité plutôt qu'en garant des droit de l'Homme, on change de modèle. La pénalisation de l'atteinte au sacré, par exemple, nous amènerait à la frontière d'un État islamique."

En position de force au sein d'une Assemblée chargée de rédiger la Constitution de la nouvelle Tunisie, les islamistes d'Ennahda alimentent donc toutes les craintes de dérive institutionnelle. Certains leur prêtant même le vil dessein de vouloir instaurer une nouvelle dictature. "A la lecture des faits, c'est en tout cas très inquiétant, juge Riadh Ferjani. D'autant qu'Ennahda a une matrice qui vient de la clandestinité, qui vient d'un univers idéologique non démocratique, avec lequel il n'a pas rompu."

D'autres préfèrent y voir le manque de maturité politique d'un parti en apprentissage. "Grâce à leur incompétence, grâce à leur balourdise, grâce à leur mauvaise gestion des affaires, il vont finir par perdre toute crédibilité", veut croire Zeyneb Farhat, qui attend davantage de l'action de la société civile que de celle d'une classe politique qu'elle juge désolante. "On se lève certains matins avec toutes les raisons d'espérer et d'autres sans plus y croire. Sous Ben Ali, on nous prenait pour un peuple de dépressifs. Après 10 mois d'Ennahda, nous sommes devenus schizophrènes".

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