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GÉNOCIDE DES ARMÉNIENS

Le douloureux témoignage de Yevnige Salibian, survivante du génocide

Un siècle après le début du génocide des Arméniens, Yevnige Salibian, une survivante, se souvient pour France 24 des épreuves traversées par sa famille. Blessée lors des déportations, la vieille dame de 101 ans a toujours gardé en elle cette douleur.

Yevnige Salibian et sa petite-fille Taline, lors du gala de la USC Shoah Foundation, le 7 mai 2014 à Century City, en Californie.
Yevnige Salibian et sa petite-fille Taline, lors du gala de la USC Shoah Foundation, le 7 mai 2014 à Century City, en Californie. USC Shoah Foundation
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En mai 2014, de nombreuses célébrités avaient fait déplacement en Californie pour un gala célébrant les 20 ans de la Fondation de la Shoah, créée par le réalisateur Steven Spielberg. Parmi les convives, les photographes ont eu l'embarras du choix entre Kim Kardashian, Barbra Streisand, Bruce Sprinsgteen et même le président américain Barack Obama. L'invité d'honneur n'était cependant ni une femme politique ni une starlette de la télévision, mais une vieille dame anonyme, Yevnige Salibian. C'est vers elle que tous les regards se sont tournés au cours de cette soirée. À plus de 100 ans, elle fait partie des tout derniers survivants du génocide des Arméniens.

Yevnige Salibian en compagnie de l'animatrice TV Kim Kardashian, d'origine arménienne

 
"La preuve vivante de ce qui est arrivé à mon peuple"

Un an après cet événement et malgré le poids des années, Yevnige Salibian a toujours la volonté de témoigner de cette page sombre de l'histoire de l'humanité. "L'année 2015 qui marque les 100 ans de notre génocide est une année spéciale pour moi. Nous avons été sauvés de l'extermination. Je suis la preuve vivante de ce qui est arrivé à mon peuple", explique la centenaire à France 24 depuis sa maison de retraite en Californie.

Yevnige est née le 14 janvier 1914, quelques mois avant l'embrasement du monde et le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Elle a grandi au sein de la communauté arménienne d’Antep (aujourd'hui Gaziantep) qui comptait au début du siècle dernier environ 40 000 personnes dans cette ville de l'Empire ottoman, actuellement dans la région turque d'Anatolie. Son père, Aposh Aposhian, était un marchand de bronze, très pieux, qui a élevé ses cinq enfants dans le respect des croyances chrétiennes : "Je me souviens que nous nous réunissions dans une grande pièce avec une cheminée à charbon. Nous étions assis et nous chantions des hymnes religieux."

Blessée à la jambe en fuyant sa ville natale

C'est un des rares souvenirs joyeux d'enfance que raconte Yevnige. Mais les premières années de sa vie sont surtout marquées par le malheur. Lorsque en avril 1915, les premières déportations et les premiers massacres sont ordonnés par le gouvernement des Jeunes-Turcs contre la communauté arménienne, la famille de Yevnige est tout d'abord épargnée. "Les Ottomans ne nous ont pas touchés en raison des liens de mon père avec le Mukhtar d'Antep (le maire, NDLR), Ahmed", explique la vieille dame. Mais elle est témoin des longues vagues de déportés. En 1917, alors que le génocide se poursuit, elle a trois ans : "On nous disait de ne pas ouvrir notre maison, mais nous pouvions voir, à travers les trous de la porte, des enfants, des mères et des personnes âgées, aucun homme en revanche, marcher, et les gendarmes les fouetter pour les faire avancer. Nous entendions les voix des enfants qui pleuraient et qui suppliaient pour avoir de la nourriture et de l'eau : 'Maman, nous avons faim ! Maman, nous avons soif !'"

À la fin de la Grande Guerre, l'Empire ottoman est dépecé. En vertu des accords Sykes-Picot de 1916, la France récupère une partie du sud de l'actuelle Turquie. Mais l'armée tricolore doit faire face à la résistance des troupes nationalistes turques dirigées par Mustafa Kemal, le futur leader du pays. En octobre 1920, les Français débutent le siège d'Antep. Yevnige assiste alors à de violents bombardements : "Une de nos voisines, je ne me souviens pas de son nom, elle devait avoir cinq ou six ans, s'amusait dehors même si sa mère n'arrêtait pas de lui dire de rentrer. Une bombe est alors tombée et elle est morte instantanément."

Un an plus tard, l'accord d'Ankara met un terme à l'occupation française. Une situation qui scelle définitivement le destin de la famille de Yevnige. Alors que les massacres contre les Arméniens continuent et feront au total environ un million et demi de morts jusqu'en 1923, les Aposhian n'ont désormais plus le choix : "Après le départ des Français, le maire Ahmed nous a dit qu'il ne pouvait plus nous protéger et nous avons donc dû fuir en pleine nuit." Ils font partie des derniers Arméniens à quitter la ville : "Mon père a divisé la famille en deux charrettes au cas où nous nous ferions attaquer, certains pourraient ainsi être sauvés. J'avais si peur que je m'accrochais à ma poupée de chiffon."

Une vieille dame demande alors à la jeune Yevnige de changer de siège avec elle. Dans la nuit noire, aux abords d'un ravin, les chevaux paniquent et le véhicule se renverse. Alors que la passagère qui a pris sa place est tuée sur le coup par une barre de fer, la petite fille est éjectée. Seulement retenue par les rênes des chevaux, elle réchappe miraculeusement à l'accident, mais est gravement touchée. La blessure est toujours visible sur sa jambe. "Je suis une survivante. Dieu a placé une marque permanente sur ma cuisse", insiste Yevnige. Pour elle, cette trace indélébile est une preuve lancée à tous ceux qui doutent encore de la réalité du génocide des Arméniens : "J'ai ma cicatrice pour le montrer. À chaque fois que je la touche, cela fait encore mal après toutes ces années. Elle me rappelle ce qui est arrivé à moi et à mon peuple."

 
"Je suis toujours en exil"

Inconsciente pendant deux jours, l'enfant retrouve finalement des forces lorsque sa famille réussit à atteindre Alep, en Syrie. En 1925, les Aposhian s'installent à Damas. Yevnige est ensuite envoyée à Beyrouth, au Liban, pour poursuivre ses études. Elle se marie alors avec Vahran Salibian et fonde une famille de six enfants. Mais les violences la rattrapent une nouvelle fois. Lorsque la guerre civile débute au Liban en 1976, elle décide de partir vivre aux États-Unis. "Nous n'étions plus en sécurité au Liban. Nous étions de nouveau menacés. Je suis toujours en exil. C'est le destin de notre peuple", résume-t-elle simplement.

Un destin tragique et mouvementé qu'elle a tenu à faire connaître à ses descendants. Yevnige ne leur a jamais caché ce qui était arrivé aux siens. "Quand nous étions enfants, elle nous racontait comment sa famille avait été sauvée. À l'époque, nous ne comprenions pas vraiment l’étendue de ce crime et combien cela avait été un miracle qu'elle soit encore en vie. Mais avec le temps, nous avons mûri et nous avons fait nos propres recherches. Nous avons réalisé l'ampleur de ces atrocités", raconte sa petite-fille Searan Kiledjian. Selon elle, sa grand-mère a su résister à toutes ces épreuves grâce à son inébranlable foi : "Ma grand-mère est capable de parler du génocide car son cœur est empli de compassion et de réconciliation. Elle sait que ce que les Turcs ont fait contre ses amis, ses voisins et sa famille était atroce, mais elle a pardonné, comme Dieu nous l'enseigne."

Cent ans près ces faits, la vieille dame, qui n'a jamais revu Antep, affirme ainsi ne pas avoir de haine contre les Turcs : "Je prie pour eux. Ils ne sont pas ceux qui ont tué mon peuple. C'était une autre génération." À 101 ans, Yevnige veut surtout que le génocide soit enfin reconnu par tous. C'est pour cela que malgré sa douleur, elle continue inlassablement de raconter sa vie. "À chaque fois que l'on me pose des questions, je revis ces moments et j'entends de nouveau les voix de ces enfants qui pleurent comme si c'était hier, affirme-t-elle. Je n'aime pas en parler car cela me tourmente, mais je ne veux pas oublier."
 

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